Le Royaume du Trine 1 - Au fil de la vie
Chapitre 6
Les tribulations d'un jeune berger
Après
plusieurs semaines de voyage, ils parvinrent dans le sud du royaume et
s’installèrent dans un lopin de thym et de menthe sauvage. Sous un amandier en
fleurs, au milieu d’un champ, ils profitèrent de la paix, de la nature et du
printemps. Ils appelèrent ce lieu, le jardin des amandiers blancs. C’était un
verger au milieu d’un reg, un lieu rocailleux, parsemé d’herbes sèches et
aromatiques, un endroit balayé par les vents impétueux et brûlé par un soleil
de feu, une parcelle de prairie bordée de roubines que l’on faisait déborder
grâce à des martelières. La submersion progressive durait plusieurs heures,
pendant lesquelles les hérons cendrés et les grues venaient se désaltérer. On y
croisait des troupeaux de chèvres ou de moutons venus paître un foin de premier
choix et des insectes en abondance, cachés parmi les lavandes sauvages et les
romarins. Les escargots logeaient le long des tiges de fenouil et les
couleuvres se tapissaient à l’ombre des cailloux. Le chant des cigales se
mêlait à celui des crapauds et dans la nuit étoilée retentissait le cri des
chouettes et des hiboux, rythmant le vol syncopé de quelques chauves-souris. Sous
les amandiers blancs, Olivier commençait à servir de canal de grâces et, avec
Nymphéa, il vivait le cœur léger de tout fardeau. Comme promis, une eau vive
commençait à couler de ses mains pour abreuver les brebis et les jeunes agneaux
assoiffés qu'il rencontrait. La jeune femme appréciait de vivre chichement, en
osmose avec son grand Berger, en communion avec la nature environnante, à son
rythme paisible et en confiante harmonie. Ayant le ciel pour seul plafond et
des paysages magnifiques en toile de fond, elle lui réclamait parfois qu’un
rayon de soleil l’effleure au cœur de l’hiver ou que la tempête passe ailleurs,
car elle ne dépendait que de lui pour sa subsistance comme pour sa sécurité,
son avenir, bref, son existence. Cette communion intime et personnelle, qu'elle
avait autrefois expérimentée avec l'Aigle, s'était approfondie de jour en jour
avec lui, sans doute parce qu'il avait un aspect humain plus accessible, la
disponibilité d'un ami intime et l'attitude d'un grand frère parfait. Car ce
que le grand Aigle avait promis s'était accompli et l'oiseau royal avait fait
place à un berger d'apparence humaine et modeste. Comme les nomades du désert,
il portait une longue tunique de laine ceinturée et des sandales de cuir
robustes. Seuls ses yeux illuminaient son visage enveloppé d'une étoffe le
protégeant du soleil. Ils exprimaient des sentiments d'une pureté et d'une
profondeur inégalées. Sous son apparence rustique et ordinaire se cachaient une
noblesse princière, une puissance et un amour extraordinaires que Nymphéa avait
su déceler.
-
Tu l'as vraiment vu, grand-mère? demanda alors Joy subjuguée par la description
que son aïeule venait de faire.
- Évidemment, je ne relate que des faits
existants, murmura-t-elle, comme si ses regards étaient encore plongés dans les
yeux du grand Berger.
- Et alors, que s'est-il passé dans ce
jardin des amandiers blancs ? s'impatienta Maelys. Est-ce là que notre oncle
est né ?
- Non, les mois passèrent, puis à l'aube
d'un matin de printemps, la voix du grand Berger retentit comme un tonnerre, répondit
grand-mère, avant de poursuivre sa lecture.
- Pais mes agneaux, dit-il à Olivier.
Son immense houlette frappa la terre,
alors qu'il lui montrait de grosses brebis paître nonchalamment dans un champ
d’herbes vertes. Plusieurs bergers discutaient deux par deux au milieu d'elles
ou dormaient seuls, au pied d’arbres creux. Le Grand Berger interpella à
nouveau Olivier :
- Veille à ne pas t’appesantir, à ne pas
t’endormir.
Puis il lui montra un petit troupeau
d’agneaux abandonnés et affamés qui bêlaient désespérément :
- Dépêche-toi de prendre soin de ce
troupeau ; pais mes agneaux !
Et sa houlette frappa de nouveau la terre
avec fermeté. Olivier chaussa ses sandales puis appela chaque agneau par son
nom. Il rassembla ceux qui étaient dispersés, les soigna puis les devança sur
un chemin de terre poussiéreux pour les conduire vers un haut plateau. Nymphéa
et Zoé suivirent ce premier troupeau que le grand Berger venait de confier à
Olivier et gravirent un petit chemin étroit et caillouteux serpentant autour
d’un mont escarpé. Le paysage verdoyant et fleuri était magnifiquement parsemé
de cours d’eau les amenant jusqu’à un lac pur et limpide.
Lors de cette estive, deux brebis refusèrent
de les suivre. Alors Olivier glissa une corde à leur cou et les tira derrière
lui, tout en les frappant doucement à l’aide de brindilles de buis. Une autre
flânait en zigzags derrière eux ; elle aurait pu tomber dans n’importe quel
piège, tant elle se montrait insouciante et folâtre. Un très jeune agneau la
suivait avec peine sans la quitter des yeux, alors qu'une agnelle avait
tendance à s’échapper loin d’eux, quand elle ne sentait plus le regard
protecteur d’Olivier. Elle avait besoin de son autorité pour ne pas dévier.
Deux plus vieilles traînaient avec peine dans le lointain, tandis que deux
autres malades agonisaient sur le bord du chemin. Le Grand Berger marchait en
tête du troupeau, aux côtés d'Olivier et scandait leur parcours en répétant
inlassablement à l’entour :
- Pais mes brebis, pais mes brebis, et sa
houlette frappait la terre. Pais mes brebis, pais mes brebis ! résonnait dans
l’air.
Jusqu'à la naissance de leur deuxième
enfant, Olivier et Nymphéa restèrent sur ces hauteurs et s'installèrent autour
d'une vieille bergerie abandonnée. C'est là qu'Emmanuel naquit à la fin de
l’été.
-
Ah, voilà ! s'exclama Maelys ravie d'en venir à cette naissance.
Sans se laisser distraire, grand-mère
poursuivit son récit avec tendresse :
Ce jour-là, Nymphéa l'avait passé en tête-à-tête
avec Zoé. La petite fille s'était appliquée à apprendre le nom des fruits que
sa maman lui avait dessinés en aquarelle acidulée et elle avait colorié des
fleurs sans déborder. Nymphéa profitait pleinement de ces moments privilégiés,
sachant que bientôt Emmanuel réclamerait toute son attention. Zoé était une
enfant curieuse et pleine de vitalité, pétillante et remplie de bonne volonté. Nymphéa la serra contre son cœur, enfouissant
son visage dans ses boucles dorées ; elle déposa un tendre baiser sur ses
petites joues roses rebondies, en lui rappelant une fois de plus tout son
amour. Dans un soupir inexprimable, elle abandonna ses craintes de voir leur
complicité disparaître avec cette naissance… Depuis le matin, elle gérait des
contractions non douloureuses : elle savait que c'était pour aujourd'hui, mais
elle restait étrangement calme, comme si elle voulait profiter au maximum de
chaque minute écoulée, comme si cette journée passait au ralenti, en catimini
et chuchotis. Olivier s’était momentanément absenté, mais tout était sous
contrôle. Dans la soirée, Emmanuel naquit tout naturellement et rapidement,
sous le regard du grand berger qui veillait…
Puis, au cœur de l'automne, la petite
famille reprit la route du sud et s’installa à nouveau dans un champ d’herbes
aromatiques. Ils croyaient connaître cet endroit paisible qu'ils avaient
délaissé au printemps, mais la pluie était venue et tout avait changé en un
instant. Dès leur arrivée, ils surent qu’ils allaient être éprouvés. En effet,
ils subirent tour à tour une pluie torrentielle et glacée qui transforma le
pâturage en pataugeoire boueuse, puis un vent violent qui frappa la terre
marécageuse de bourrasques impétueuses. Les sécheresses répétées, suivies par
les pluies torrentielles engendrèrent une prolifération excessive de moustiques
et de mouches contre lesquels ils durent se battre ; puis ils subirent aussi
l’assaut des rats des champs et enfin la disette et la maladie. C’étaient comme
des fléaux qui s’abattaient sur leur vie, mettant à l’épreuve leurs forces et
leur résistance sans aucune clémence. Puis, profitant
de leur faiblesse, un loup se mit à rôder autour de leur campement, cherchant à les dévorer[1].
Olivier dut le débusquer et lutta pendant un mois contre l’animal aux crocs
acérés, avant qu'il ne s’avoue vaincu et
rebrousse chemin, penaud. Grâce aux conseils du grand Berger, Olivier remporta
tous ces combats. Mais il n'eut ni le temps de s'appesantir sur ses malheurs ni
de se réjouir de ses victoires, car il dut aussitôt reprendre la route. Il était, en
effet, convoqué sur l’inlandsis pour recevoir son certificat de preux
chevalier.
Avant qu'il ne quitte le jardin des
amandiers blancs, Ruwach se posa sur une branche en fleurs et l'encouragea par
ces mots :
- Olivier, ne néglige pas les leçons du
grand Berger. Il peut te laisser souffrir, mais il répare toujours ; s’il
permet une blessure, il la soigne lui-même. Plus d’une fois, il te sauvera de
l’angoisse et à la fin, le mal ne pourra plus t’atteindre. En temps de famine,
il t’évitera la mort ; au plus fort du combat, il sauvera ta vie. Tu seras à
l’abri des feux et des serpents venimeux et tu n’auras rien à craindre au
moment du désastre. Grâce au Roi Howd, tu te moqueras désormais du chaos et de
la faim et tu seras sans peur face aux bêtes sauvages. Tu seras garanti des
dégâts dans les champs, des pierres qu’on y jette ou des bêtes qui y passent. Tu
connaîtras la paix dans ton foyer et quand tu l’inspecteras, il n’y manquera
rien. Tu verras encore ta famille augmenter, tes descendants pousser comme
l’herbe des champs, et tu pourras mourir quand ta vie sera pleine, quand le
grand tas de gerbes sera au complet[2].
Pour parvenir à l'inlandsis, toute la
famille exténuée dut monter dans une vieille locomotive à vapeur prenant son
départ sur la terre de feu. Nymphéa s’installa avec ses enfants dans un
wagonnet, alors qu'Olivier avait pris place, seul, devant eux. Le train
s’élança à vive allure au milieu de mille bruits mécaniques, de jets de vapeur
d'eau, de fumée noire et de scories qui envahissaient les wagons les plus
proches. Un souffle chaud et chancelant faisait frémir sur leur passage des buissons
de plumeaux ambrés et flous, tandis qu'à l'horizon se balançaient des remparts de
roseaux mordorés. Nymphéa pensait au grand berger qui n'avait pas brisé le
roseau plié, ni éteint la flamme qui brûlait encore au fond de son cœur[3]
:
- Pourquoi nous as-tu envoyés dans ces
lieux terribles et extrêmes de la terre de feu et de l'inlandsis ? Pourquoi
notre verger florissant s'est-il transformé en marécage envahi par les bêtes
sauvages ? Jusqu'à quand devrons-nous supporter l'adversité, comme ces roseaux
soumis à tous les vents ?
Elle
espérait que ce voyage soit une
passerelle les conduisant vers un avenir paisible et heureux, même si
pour le
moment il ressemblait davantage à une parenthèse aux contours
incertains. Bercée
par le cahot de la machine et ses ronronnements réguliers, la famille,
épuisée,
commençait à s'endormir quand un sifflement strident les fit tous
sursauter.
Ils croisaient une autre locomotive surpeuplée de passagers tourmentés,
résidents de la terre de feu. Ils se comportaient avec une arrogance et
un
orgueil si démesurés qu'ils tendaient tous leurs bras pour essayer de
les
gifler sur leur passage. Frappée de stupeur, Nymphéa coucha ses enfants
au fond
du wagonnet pour les protéger. La
colère commençait à poindre… serrant les dents et les poings, elle hurla :
- Cela
ne cessera donc jamais ?
Olivier
se redressa dans son wagon et lui fit instamment signe de se calmer :
- Ça va aller, ne t'inquiète pas… lui lança-t-il pour
l'apaiser.
- On ne
peut pas avoir la paix ? J'en ai assez ! continua la jeune femme harassée.
- Ça va
aller, répéta Olivier. Ruwach est là, près de moi…
Ses dernières
paroles firent retomber toute la pression et Nymphéa se laissa choir au fond du
wagon. Des larmes, balayées par le vent mêlé de scories, noyèrent son visage de
sillons charbonneux.
- Qu'est-ce qu'elle a dit ? hoqueta Nymphéa dans un
soupir mêlé de sanglots.
La voix
étranglée par l'émotion, Olivier répéta les paroles de l'oiseau luminescent :
- Souviens-toi qu'avant
nous, notre grand berger fut aussi maltraité et opprimé et il n’a pas ouvert la
bouche. Semblable à un agneau qu’on mène à la boucherie, à une brebis muette
devant ceux qui la tondent, il n’a pas ouvert la bouche[4]…
Il
marqua une pause pour reprendre son souffle et cria de plus belle :
- Nymphéa, même si on suit les rails de
notre maître, je t'assure que ce train ne nous envoie pas à l'abattoir ; ça va
aller, calme toi…
Ses paroles inspirées achevèrent de
l'apaiser et elle se pelotonna au fond du wagon, serrant
contre elle ses enfants. La nuit descendait sur
les plaines et la silhouette de la gracieuse chenille à vapeur se transforma en
monstre rampant, avalant les kilomètres et crachant dans les airs
d’impressionnantes gerbes de flammèches incandescentes. C'est seulement
à l'aube que la locomotive s'arrêta dans une gare souterraine et obscure.
Intriguée, Nymphéa descendit de son wagon, désirant obtenir rapidement des
laissez-passer nécessaires à la poursuite de leur voyage. Marchant sur le quai déserté, elle erra un
moment, confuse et solitaire. Elle appréhendait la suite du voyage, mais
un homme, dissimulé dans un recoin sombre, lui tendit le précieux passeport
semblant jouer en leur faveur. Nymphéa l’apporta aussitôt à Olivier qui
l’attendait sur le quai, près des enfants. Celui-ci se fâcha :
- Pourquoi es-tu descendue du train et
as-tu laissé les enfants seuls ?
Puis après avoir jeté un œil sur les
papiers qu'elle lui avait apportés, il lui fit remarquer, dépité :
- Ces sauf-conduits ne sont même pas
valables ; ils ne portent aucun sceau du Seigneur de l’inlandsis ni de notre
Roi.
Le pas assuré et quelque peu agacé,
Olivier retrouva le chef de gare caché dans l’obscurité. Mais ce dernier, comme
un vulgaire brigand, saisit brusquement Olivier et le dépouilla de ses effets, avant
de lui rendre ses papiers validés. Hébété,
Olivier ne broncha pas et s’empressa de regagner le quai ; mais contre toute
attente, l’homme sortit de l’ombre et le poursuivit jusqu'au wagonnet. Là, il
l'empoigna encore par l’épaule et lui rendit avec rudesse tous ses vêtements,
en disant :
-
Félicitation jeune homme pour ton courage et ton humilité !
Interloqué,
Olivier saisit ses affaires, sans chercher à comprendre et remonta
précipitamment dans son wagonnet. Le train démarra aussitôt, telle une bestiole
rampante disparaissant furtivement dans la pénombre en poussant de stridents sifflements. Ils
sortirent enfin du tunnel. Quel soulagement ! En même temps que l'air frais et
la lumière aveuglante du jour, ils avaient enfin l'impression de revivre et de
retrouver leur liberté. Olivier serra fortement entre ses doigts la précieuse
attestation qui lui permettrait d'être consacré chevalier. Une nouvelle étape
était en cours de franchissement et il était déjà assuré de la victoire.
Reçu au
château du Seigneur de l'inlandsis, le jeune homme prit un bain purificateur,
puis se recueillit. Il jeûna toute la journée et pria encore une partie de la
nuit précédant l'adoubement[5] en
compagnie de tous ses coéquipiers. Ensuite vint le temps de la consécration. Au
matin de la cérémonie, le jeune homme assista au grand culte, revêtu de sa
longue tunique de fin lin blanc et de toute son armure, puis il reçut de ses
maîtres d'armes les dernières recommandations. Le but de ces préparatifs était
de laisser un temps de réflexion aux futurs chevaliers et de les purifier. Les
jeunes hommes devaient être parfaitement certains du choix de leurs destinées
lors de la cérémonie. Car le serment sacré qu’ils s’apprêtaient à prononcer les
engageait à vie. À la colée[6] succéda la remise des armes où chaque nouveau
chevalier démontra, devant tous, son habileté dans l'escrime à cheval. Puis, armés
de leur épée Rhéma, les jeunes hérauts devaient prêter serment sur les
Chroniques du Roi Howd. Entouré de ses maîtres d'armes et de ses coéquipiers,
face au seigneur de l'Inlandsis, Olivier promit de servir
son Roi, de lui rester loyal et de protéger les habitants du royaume du Trine,
de tout son cœur.
- Est-ce qu'après cette cérémonie
d'allégeance, Olivier a dû se soumettre au seigneur de l'inlandsis et rester
sur ses terres ? s'inquiéta Joy, qui n'aimait pas cette région rude et glacée.
- Non, la rassura
grand-mère. Olivier n'a pas prêté serment au seigneur de l'inlandsis, mais au
Roi Howd. Dès le lendemain de cette fête solennelle, il est reparti avec sa
famille vers l'ouest du royaume.
- Et qu'a-t-il fait ?
l'interrogea Maelys. S'est-il enfin servi de la montre Kairos ?
- Cela, vous le découvrirez
demain, lui répondit grand-mère en refermant son livre de bord. À chaque jour
suffit sa peine…
[1] Selon Matthieu 10.16.
[2] Selon Job 5/18 à 27.
[3] Selon Matthieu 12.20.
[4] Selon Esaïe 53.7.
[5] Cérémonie médiévale au cours de
laquelle un jeune homme recevait des armes et un équipement faisant de lui un
chevalier.
[6] Coup du plat de la main donné sur
la nuque de celui qui était fait chevalier, lors de la cérémonie de
l'adoubement.
Publié il y a 14 minutes ago par Eglise au Coeur de la Ville
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