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jeudi 5 janvier 2017

Inlandsis (royaume du trine)

Chapitre 4
Inlandsis
L'école de l'humilité et de la persévérance
  Le lendemain, après avoir confortablement installé ses petites filles devant un bol de thé fumant, grand-mère poursuivit son histoire :
       À la fin de l'hiver, trois mois avant le premier anniversaire de Zoé, le grand Aigle vint prendre la petite famille sur ses ailes et les déposa dans un lieu qui leur était totalement inconnu. Nymphéa n'aurait jamais pu imaginer l'existence d'un tel inlandsis dans le royaume du Trine et elle n'aurait jamais pensé qu'une immense terre glacée, boueuse et souillée pouvait servir d'école aux chevaliers du Roi Howd ! En haut de sa falaise, dans son aire duveteuse loin des dangers, elle avait rêvé d'un royaume édénique bien différent de la réalité qu'elle devait maintenant affronter. Dans le lointain, s'élevaient ici deux immenses géants de pierre blafards, tournant leurs bouches béantes vers le ciel et ne cessant de cracher d'épaisses vapeurs grisâtres. Ces monstres pétrifiés n'étaient pas des fabricants de nuages - comme l'avait suggéré Zoé l'année suivante - mais des destructeurs qui dénaturaient jours après jours le paysage. L'air était donc saturé d'humidité contaminée et par les odeurs âcres de bois brûlé flottant sans fin, comme de funestes fumerolles sur cette banquise dévastée et enténébrée. Curieusement, les futurs chevaliers et leur famille, réunis sur cette terre glacée et embrumée, ressemblaient à des ombres fugitives misérables et fantomatiques. Mais le plus difficile était que le grand Aigle avait rapidement déployé ses ailes, les laissant là, désorientés et interrogatifs.
       Désenchantée, Nymphéa savait néanmoins qu’elle devrait persévérer et affronter les difficultés avec courage et ténacité. Pendant qu’elle observait son nouvel environnement, Olivier monta rapidement leur campement, tel un explorateur missionné sur la banquise. Il leur fallait survivre hors du nid, s’adapter et aimer le peuple parmi lequel ils avaient été envoyés. Perturbée, Zoé sanglotait, les yeux rougis et cernés, tandis que Nymphéa ravalait quelques larmes de déception. Ils étaient tous les trois fatigués, affamés et transis, mais le grand Aigle ne semblait plus là pour les nourrir et les réchauffer.
       - Que faisons-nous sous cette fine toile de tente gelée, au milieu d’un peuple qui nous observe avec curiosité ? gémit Nymphéa dépitée.
       - Prends patience, nous ne sommes qu'au début de notre aventure ! répondit son compagnon plein d'enthousiasme.
       - C'est comme si nous avions été parachutés au milieu de nulle part. Ici, tous mes repères habituels ont disparu et toutes mes compétences ne servent à rien.
       - Tu n'as pas d'autre choix que de t'adapter…
       Olivier n'avait pas envie de discuter des états d'âmes de son épouse, il avait bien d'autres choses plus importantes à faire.
       Dépitée, la jeune femme décida de tout supporter en serrant les dents pour ne pas se lamenter, espérant secrètement retrouver son nid au plus vite. Le grand Aigle avait prévu de transformer leurs souffrances en école d’humilité et de persévérance, en leçon d’amour et de constance. Nymphéa s’habitua donc à charrier des litres d’eau au large et à vivre sans aucun confort au milieu de ce peuple pauvre et sauvage. Elle partagea leur nourriture étrange composée de porcs-épics grillés, d'immenses pains plats, de poules rôties et de fromages fermentés. Olivier accepta, non sans irritation, d'évoluer dans la boue et de respirer les fumées de goudron qui s'échappaient du poêle de l'unique salle de classe. Ils apprirent à vivre en autarcie au milieu d'un peuple aguerri, parmi lequel ils étaient malgré eux, totalement immergés. Malgré les chocs culturels, ils faisaient des efforts démesurés pour s'intégrer et ils décidèrent, sans comprendre, d'accepter leur sort et d'aimer les occupants de cette terre inhospitalière, avec lesquels Olivier devait s'entraîner sans relâche, du matin jusqu'au soir. En effet, quiconque voulait servir le Roi Howd était tenu de suivre un certain apprentissage, afin d'acquérir une parfaite connaissance de l'art stratégique et martial[1]. Rien du maniement des armes, de l'équitation, de la chasse ou du comportement relationnel auprès de ses pairs ne devait lui faire défaut.
       Chaque matin, chaque apprenti chevalier devait se revêtir de toutes les armes du royaume du Trine, afin de pouvoir tenir ferme contre les manœuvres ennemies. Car, même si dans ce royaume, personne n'avait à lutter contre la chair et le sang, il existait bel et bien un ennemi invisible accompagné de sa horde d'esprits malfaisants qui leur faisaient la guerre. C’est pourquoi, les aspirants chevaliers possédaient tous une armure complète forgée par le Roi Howd lui-même, afin de pouvoir résister dans les mauvais jours et se tenir prêts, grâce à leur entraînement quotidien. Ils devaient s'affermir en attachant un ceinturon de vérité à leurs reins, en harnachant une cuirasse de justice sur leur poitrine et en mettant à leurs pieds leurs chausses ailées. En toutes circonstances, ils devaient se protéger avec leur casque salutaire ainsi qu'avec un bouclier frappé du sceau du royaume, capable d'éteindre tous les traits enflammés de leurs ennemis. En complément de cette armure étincelante, les combattants portaient une épée plus redoutable et tranchante que la plus dangereuse des épées à deux mains : l'épée Rhéma prodigieuse capable de juger les sentiments et les pensées du cœur[2].
 
       Bien que le grand Aigle ait semblé absent pendant toute cette période passée sur l'inlandsis, Olivier savait que cette formation faisait partie de son plan. C'était une rude école, où tous les élèves devaient apprendre qu'ils n'étaient rien et que leur valeur ne dépendait que du salut offert par le Roi Howd. Ces contrées désertiques et glacées contribuaient donc autant à les éprouver et à les dépouiller d'eux-mêmes, qu'à les instruire, les guider et les former à la mission pour laquelle le Roi les avait tous appelés. Dénués de tout, ils apprenaient à se confier en un dirigeant invisible et à combattre des ennemis tout aussi imperceptibles. Alors, puisqu’il le fallait, Nymphéa et Olivier acceptèrent de subir les épreuves qui devaient, malgré leurs souffrances, les affermir. Le plus difficile pour Nymphéa était cette sensation d'être délaissée par Olivier loin de leur aire. Combien de fois soupira-t-elle pensant à son nid, alors que son compagnon s’affairait sans répit, la laissant seule avec leur petite Zoé, souffrante et plaintive ! Mais au fond, elle savait que le grand Aigle n’avait pas fait d’erreur en les déposant là : cela faisait partie de son plan. Certainement, un jour, elle comprendrait ses desseins instructifs, mais pour l’instant elle ne voyait qu'un inlandsis glacial, de la tristesse et des combats sur un terrain vague et sale. Tous les habitants de cette terre paraissaient éprouvés et rien ne semblait pouvoir les réchauffer. Il lui fallait patienter sous une pluie incessante et un vent glacé tentant de tout paralyser… Le camp étouffait sous un ciel d'airain, englué dans une boue immonde envahie de détritus et de vermines sans nombre. Et comme si tout cela ne suffisait pas, les habitants de l'inlandsis devaient aussi affronter des guerriers des ténèbres errant dans ces lieux rudes et dépouillés, et tentant de ravir les apprentis les plus crédules et les plus malingres.
      
       - Et bien ! Pas la peine d'aller chercher le frisson en s'abreuvant de contes rocambolesques !  s'exclama Joy. La réalité du Trine fait bien plus peur que la littérature profane !
       - C'est parce que ce livre n'est pas un conte imaginaire… lui souffla sa sœur d'une voix lugubre, pour lui faire peur.
       Amusée par les réactions de ses petites filles, grand-mère poursuivit son récit en murmures et chuchotis :
   
       Une nuit, alors qu'Olivier était avec tous les hommes du camp, réunis pour lutter contre ces esprits méchants, Nymphéa fut réveillée en sursaut, saisie d'une angoisse qui lui glaça les os. Une présence maléfique rôdait, répandant autour d'elle une froideur ténébreuse et mortelle. La jeune femme se leva promptement pour rejoindre son bébé qu'elle trouva hors des couvertures, glacé. D'un bras elle attrapa la petite Zoé et de l'autre elle se saisit d'une dague d'or pur, finement ciselée à l'effigie de Ruwach la colombe. Cette arme de main, courte et pointue, lui avait été offerte par le grand Aigle. Nymphéa la gardait toujours à sa portée, si elle venait à être surprise par un ennemi et devait se livrer à un combat rapproché. En un seul mouvement rapide, Nymphéa sauta sur son funeste adversaire et le frappa d’estoc.
       - Au nom du Roi, sors de là immédiatement ! ordonna-t-elle.
       Ce coup unique la délivra de cette mauvaise compagnie, alors le cœur battant et les mains tremblantes, la jeune recrue regagna son lit. Serrant son bébé tout contre sa peau afin de le réchauffer, elle se rendormit dans la paix. 
       À la fin de cette période qui leur parut interminable, Olivier et tous les preux écuyers passèrent le test des armes. Après quoi, le jeune homme, épuisé par tous ces combats, supplia le grand Aigle de les ramener sur leur falaise. Alors, après deux mois passés dans cet univers peu engageant, l’Aigle revint comme il était parti, et d'un claquement d’ailes, les emporta loin de l’inlandsis. Ils firent d'abord une courte escale au pied de leur falaise, pour profiter pleinement de la volupté et du calme d’un jardin printanier. Cette étape sous les arbres en fleurs, fit retomber toutes tensions de leur cœur et le chant mélodieux des mésanges les incita de nouveau à la joie. Ensuite, ils rejoignirent le sommet de leur falaise tant désirée. Mais quelle ne fut pas leur surprise, lorsqu’ils constatèrent que leur nid douillet avait disparu ! Durant leur absence, le grand Aigle l’avait projeté dans les airs. La cime rocheuse n’était plus qu’un triste désert. La paix après laquelle ils avaient tant soupiré s’était transformée en silence pesant. Olivier et Nymphéa se sentirent déconcertés, comme bannis et exilés de leur terre.
       Lasse de son voyage sur l’inlandsis la jeune femme demanda au grand Aigle :
       - Devons-nous partir ailleurs ?
       Assise près d'Olivier sur le roc dépouillé, elle attendait avec impatience une réponse pour ranimer ses forces et ses espérances. Alors, dans un murmure presque inaudible, l'oiseau royal lui expliqua pourquoi leur cocon avait disparu :
       - J'ai voulu vous déposer dans un désert où rien ne pouvait détourner votre attention, car j'ai pour vous un projet ambitieux lié à une grande mission. Cette période désolée doit vous faire comprendre le choix du Roi Howd, elle doit vous former et vous qualifier pour ses voies[3].
       - Le temps passé sur l'inlandsis n'a pas suffi ? laissa échapper Nymphéa, surprise.
       - Loin de là ! La leçon sera proportionnelle à votre mission… Vous avez encore beaucoup à apprendre ! ajouta le rapace, avant de partir encore une fois.
       Comment pouvaient-ils comprendre le choix du Roi ? Savoir que leur apprentissage ne cesserait jamais, du moins le temps de leur pèlerinage terrestre, aurait été trop lourd à porter… Ils n'auraient pu supporter la révélation de tout le chemin qu'ils avaient encore à parcourir, car déjà, en haut de leur falaise, les épreuves se bousculaient : trouver de la nourriture et de l’eau, se sentir en sécurité, combattre les bêtes sauvages, tout devenait extrêmement difficile. Pendant qu’Olivier se démenait dans toutes ces tâches, Nymphéa supplia le grand Aigle de revenir vers eux. Alors, bien que son absence ait un but, l'oiseau conciliant daigna répondre à ses instances :
       - Nymphéa, si je te donne la coupe de fruits que tu attends, tu mangeras les fruits puis ta joie disparaîtra. Ne demande pas le fruit mais l’arbre qui te comblera. Comprenez mon plan parfait, vous ne devez pas me chercher pour mes bienfaits, mais pour qui je suis. Recherchez-moi dans le silence de cette longue nuit !
       Puis s’adressant à Olivier, il ajouta :
       - Vous traversez une période de désert et de frimas parce que je veux que vous partiez de cette falaise. Faites moi confiance, même si vous ne comprenez pas pourquoi, même si cela vous semble une folie, partez et je ferai de vous une source de vie.
       - Une source de vie ? Qu'est-ce que tu entends par là ? demanda Olivier, intrigué.
       - Je comblerai vos cœurs et vous donnerai Ma Vie dans une telle abondance que vous pourrez abreuver tous ceux qui auront soif de connaitre le Roi Howd et de vivre dans le royaume du Trine…
       - Je perçois à peine ce que tu veux dire, et je ne sais ce que je dois faire ! s'irrita Olivier.
       - Avance dans ma volonté et je te ferai faire des exploits. Ne regarde pas en arrière, je t'ai donné et je te donnerai encore. Je te demande de sauter du haut de cette falaise, lui répondit patiemment le grand Aigle. Sois fort et quitte cet endroit désert, sinon vous mourrez tous les trois.
       - Sauter de cette falaise et voler ? Comment est-ce possible ? s'alarma Olivier.
       - Pourquoi ne pas avoir confiance en moi ? Regarde à moi et tu le pourras. Je veux que vous soyez mes hérauts et vous ne pouvez le faire d’en haut. Vous devez sauter et voler puis marcher partout où je vous conduirai, l'encouragea le grand Aigle. Ne crains pas Olivier, je suis là, n’hésite pas ! Ce vol n’est qu’un acte de confiance envers moi. 
       - Alors, ils se sont envolés de leur falaise et le grand Aigle les a portés sur ses ailes ? s'impatienta Maelys, persuadée que son grand-père avait fait le bon choix.
       - Et bien, non, lui répondit grand-mère, du moins pas à cet instant. Malgré les conseils et les encouragements du grand Aigle, Olivier préféra se débattre seul sur la cime déserte plutôt que de se jeter dans le vide, selon les ordres du grand Aigle. Il n’avait jamais volé, serait-ce à perte ? Allait-il s’écraser en bas avec Zoé et Nymphéa ? L’incertitude le paralysait
       - Alors que s'est-il passé ? demanda Joy perplexe.
       - Alors, Nymphéa supplia encore le grand Aigle de parler à son mari et de l’exhorter à faire sa volonté. Et l'Aigle vint à nouveau, tandis qu'Olivier peinait à son ouvrage, la gorge sèche et le cœur rempli de rage, répondit grand-mère avant de poursuivre son récit.
       Le grand Aigle, plein de patience et de compassion, s'approcha d'Olivier et lui dit :
       - Si tu veux être une source de bienfaits, laisse le Roi Howd régner en toi et faire sa volonté. Tout doit être fait selon ses pensées.
       - Je suis d'accord avec cela, admit Olivier.
       - Alors, ne refuse pas de lui donner ta vie !
       - Je lui ai donné ma vie ! se défendit le jeune homme vexé.
       - Jusqu'à quel point ?
       - Tu veux dire au point de sauter de cette falaise ?
       - Accepte les conditions et les plans du Roi et remets-toi entièrement entre ses mains.
       - Tu vas me porter sur tes ailes ? Tu vas me rattraper au vol avec ton bec ? Et qui va s'occuper de Nymphéa et de notre fille ? Zoé n'est qu'un bébé…
       - Je n’ai pas besoin de tes conseils… s'irrita l'oiseau.
       - Mais, que dois-je faire ? s'écria Olivier désemparé.
       - Ne sois qu’un instrument entre les mains puissantes du Roi Howd. Si tu veux ses bienfaits, tu dois accepter ses conditions !
       Olivier avait les yeux écarquillés :
       - Et c'est lui qui va me venir en aide une fois que j'aurai sauté ?
       Le grand Aigle soupira face aux doutes et aux questions du jeune homme effrayé :
       - Quand ta vie sera en ordre et que ta volonté sera prête à s’effacer complètement pour se soumettre à celle du Roi, alors des fleuves d’eaux vives couleront avec force de toi. Tu seras un canal pour déverser ses promesses avec joie. A travers ta bouche un fleuve de vie jaillira, le Roi Howd agira par tes mains et il vivra puissamment à travers toi[4].
       - Je ne me sens pas prêt… murmura Olivier contrarié, en se recroquevillant sur son rocher.
       - Pourquoi demander un sentier, si tu n’es pas décidé à l’emprunter ? lui demanda alors l'oiseau royal, avant de s'envoler vers les nuées.
       - Oh non ! soupira Joy désappointée.
       - Ils ne vont tout de même pas rester bloqués sur cette falaise indéfiniment ! renchérit Maelys. Qu'est-ce qui a enfin décidé grand-père à se lancer vers sa destinée toute tracée par le Roi Howd ?
       - Voulez-vous connaitre la suite maintenant ? leur demanda alors grand-mère, consciente qu'elle ne pouvait interrompre sa lecture maintenant.
       Les fillettes hochèrent vivement la tête en regardant le manuscrit avec insistance ; alors avec un léger sourire, l'aïeule tourna la page...
 
 
Sophie LAVIE


[1] Terme relatif à la guerre, car on parle ici du combat spirituel mentionné dans Ephésiens 6.11-18.
[2] Selon Éphésiens 6.13-17.
[3] Selon Osée 2.14.
[4] Erlo Stegen, Éditions du Cèdre, 1994, Le réveil parmi les zoulous.
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