Chapitre
4
Inlandsis
L'école de l'humilité et de la
persévérance
Le lendemain, après avoir confortablement
installé ses petites filles devant un bol de thé fumant, grand-mère poursuivit
son histoire :
À la fin de l'hiver, trois mois avant le
premier anniversaire de Zoé, le grand Aigle vint prendre la petite famille sur
ses ailes et les déposa dans un lieu qui leur était totalement inconnu. Nymphéa
n'aurait jamais pu imaginer l'existence d'un tel inlandsis dans le royaume du
Trine et elle n'aurait jamais pensé qu'une immense terre glacée, boueuse et
souillée pouvait servir d'école aux chevaliers du Roi Howd ! En haut de sa
falaise, dans son aire duveteuse loin des dangers, elle avait rêvé d'un royaume
édénique bien différent de la réalité qu'elle devait maintenant affronter. Dans
le lointain, s'élevaient ici deux immenses géants de pierre blafards, tournant
leurs bouches béantes vers le ciel et ne cessant de cracher d'épaisses vapeurs
grisâtres. Ces monstres pétrifiés n'étaient pas des fabricants de nuages - comme
l'avait suggéré Zoé l'année suivante - mais des destructeurs qui dénaturaient
jours après jours le paysage. L'air était donc saturé d'humidité contaminée et
par les odeurs âcres de bois brûlé flottant sans fin, comme de funestes
fumerolles sur cette banquise dévastée et enténébrée. Curieusement, les futurs
chevaliers et leur famille, réunis sur cette terre glacée et embrumée,
ressemblaient à des ombres fugitives misérables et fantomatiques. Mais le plus
difficile était que le grand Aigle avait rapidement déployé ses ailes, les laissant
là, désorientés et interrogatifs.
Désenchantée, Nymphéa savait néanmoins qu’elle
devrait persévérer et affronter les difficultés avec courage et ténacité.
Pendant qu’elle observait son nouvel environnement, Olivier monta rapidement
leur campement, tel un explorateur missionné sur la banquise. Il leur fallait
survivre hors du nid, s’adapter et aimer le peuple parmi lequel ils avaient été
envoyés. Perturbée, Zoé sanglotait, les yeux rougis et cernés, tandis que
Nymphéa ravalait quelques larmes de déception. Ils étaient tous les trois fatigués,
affamés et transis, mais le grand Aigle ne semblait plus là pour les nourrir et
les réchauffer.
- Que faisons-nous sous cette fine toile
de tente gelée, au milieu d’un peuple qui nous observe avec curiosité ? gémit
Nymphéa dépitée.
- Prends patience, nous ne sommes qu'au
début de notre aventure ! répondit son compagnon plein d'enthousiasme.
- C'est comme si nous avions été
parachutés au milieu de nulle part. Ici, tous mes repères habituels ont disparu
et toutes mes compétences ne servent à rien.
- Tu n'as pas d'autre choix que de
t'adapter…
Olivier n'avait pas envie de discuter
des états d'âmes de son épouse, il avait bien d'autres choses plus importantes
à faire.
Dépitée, la jeune femme décida de tout
supporter en serrant les dents pour ne pas se lamenter, espérant secrètement
retrouver son nid au plus vite. Le grand Aigle avait prévu de transformer leurs
souffrances en école d’humilité et de persévérance, en leçon d’amour et de
constance. Nymphéa s’habitua donc à charrier des litres d’eau au large et à
vivre sans aucun confort au milieu de ce peuple pauvre et sauvage. Elle
partagea leur nourriture étrange composée de porcs-épics grillés, d'immenses
pains plats, de poules rôties et de fromages fermentés. Olivier accepta, non
sans irritation, d'évoluer dans la boue et de respirer les fumées de goudron
qui s'échappaient du poêle de l'unique salle de classe. Ils apprirent à vivre
en autarcie au milieu d'un peuple aguerri, parmi lequel ils étaient malgré eux,
totalement immergés. Malgré les chocs culturels, ils faisaient des efforts
démesurés pour s'intégrer et ils décidèrent, sans comprendre, d'accepter leur
sort et d'aimer les occupants de cette terre inhospitalière, avec lesquels
Olivier devait s'entraîner sans relâche, du matin jusqu'au soir. En effet,
quiconque voulait servir le Roi Howd était tenu de suivre un certain
apprentissage, afin d'acquérir une parfaite connaissance de l'art stratégique
et martial[1].
Rien du maniement des armes, de l'équitation, de la chasse ou du comportement
relationnel auprès de ses pairs ne devait lui faire défaut.
Chaque matin, chaque apprenti chevalier
devait se revêtir de toutes les armes du royaume du Trine, afin de pouvoir
tenir ferme contre les manœuvres ennemies. Car, même si dans ce royaume,
personne n'avait à lutter contre la chair et le sang, il existait bel et bien
un ennemi invisible accompagné de sa horde d'esprits malfaisants qui leur faisaient
la guerre. C’est pourquoi, les aspirants chevaliers possédaient tous une armure
complète forgée par le Roi Howd lui-même, afin de pouvoir résister dans les
mauvais jours et se tenir prêts, grâce à leur entraînement quotidien. Ils devaient
s'affermir en attachant un ceinturon de vérité à leurs reins, en harnachant une
cuirasse de justice sur leur poitrine et en mettant à leurs pieds leurs
chausses ailées. En toutes circonstances, ils devaient se protéger avec leur
casque salutaire ainsi qu'avec un bouclier frappé du sceau du royaume, capable
d'éteindre tous les traits enflammés de leurs ennemis. En complément de cette
armure étincelante, les combattants portaient une épée plus redoutable et
tranchante que la plus dangereuse des épées à deux mains : l'épée Rhéma prodigieuse
capable de juger les sentiments et les pensées du cœur[2].
Bien que le grand Aigle ait semblé
absent pendant toute cette période passée sur l'inlandsis, Olivier savait que
cette formation faisait partie de son plan. C'était une rude école, où tous les
élèves devaient apprendre qu'ils n'étaient rien et que leur valeur ne dépendait
que du salut offert par le Roi Howd. Ces contrées désertiques et glacées
contribuaient donc autant à les éprouver et à les dépouiller d'eux-mêmes, qu'à
les instruire, les guider et les former à la mission pour laquelle le Roi les
avait tous appelés. Dénués de tout, ils apprenaient à se confier en un
dirigeant invisible et à combattre des ennemis tout aussi imperceptibles. Alors,
puisqu’il le fallait, Nymphéa et
Olivier acceptèrent de subir les épreuves qui devaient, malgré leurs
souffrances, les affermir. Le plus difficile pour Nymphéa était cette
sensation d'être délaissée par Olivier loin de leur aire. Combien de fois soupira-t-elle
pensant à son nid, alors que son compagnon s’affairait sans répit, la laissant
seule avec leur petite Zoé, souffrante et plaintive ! Mais au fond, elle savait
que le grand Aigle n’avait pas fait d’erreur en les déposant là : cela faisait
partie de son plan. Certainement, un jour, elle comprendrait ses desseins
instructifs, mais pour l’instant elle ne voyait qu'un inlandsis glacial, de la
tristesse et des combats sur un terrain vague et sale. Tous les habitants de cette
terre paraissaient éprouvés et rien ne semblait pouvoir les réchauffer. Il lui fallait
patienter sous une pluie incessante et un vent glacé tentant de tout paralyser…
Le camp étouffait sous un ciel d'airain, englué dans une boue immonde envahie
de détritus et de vermines sans nombre. Et comme si tout cela ne suffisait pas,
les habitants de l'inlandsis devaient aussi affronter des guerriers des
ténèbres errant dans ces lieux rudes et dépouillés, et tentant de ravir les
apprentis les plus crédules et les plus malingres.
-
Et bien ! Pas la peine d'aller chercher le frisson en s'abreuvant de contes rocambolesques
! s'exclama Joy. La réalité du Trine
fait bien plus peur que la littérature profane !
- C'est parce que ce livre n'est pas un
conte imaginaire… lui souffla sa sœur d'une voix lugubre, pour lui faire peur.
Amusée par les réactions de ses petites
filles, grand-mère poursuivit son récit en murmures et chuchotis :
Une nuit, alors qu'Olivier était avec
tous les hommes du camp, réunis pour lutter contre ces esprits méchants,
Nymphéa fut réveillée en sursaut, saisie d'une angoisse qui lui glaça les os.
Une présence maléfique rôdait, répandant autour d'elle une froideur ténébreuse
et mortelle. La jeune femme se leva promptement pour rejoindre son bébé qu'elle
trouva hors des couvertures, glacé. D'un bras elle attrapa la petite Zoé et de
l'autre elle se saisit d'une dague d'or pur, finement ciselée à l'effigie de
Ruwach la colombe. Cette arme de main, courte et pointue, lui avait été offerte
par le grand Aigle. Nymphéa la
gardait toujours à sa portée, si elle venait à être surprise par un ennemi et devait
se livrer à un combat rapproché. En un seul mouvement rapide, Nymphéa sauta sur
son funeste adversaire et le frappa d’estoc.
- Au nom du Roi, sors de là
immédiatement ! ordonna-t-elle.
Ce coup unique la délivra de cette
mauvaise compagnie, alors le cœur battant et les mains tremblantes, la jeune recrue
regagna son lit. Serrant son bébé tout contre sa peau afin de le réchauffer,
elle se rendormit dans la paix.
À la fin de cette période qui leur parut
interminable, Olivier et tous les preux écuyers passèrent le test des armes. Après
quoi, le jeune homme, épuisé par tous ces combats, supplia le grand Aigle de
les ramener sur leur falaise. Alors, après deux mois passés dans cet univers
peu engageant, l’Aigle revint comme il était parti, et d'un claquement d’ailes,
les emporta loin de l’inlandsis. Ils firent d'abord une courte escale au
pied de leur falaise, pour profiter pleinement de la volupté et du calme d’un
jardin printanier. Cette étape sous les arbres en fleurs, fit retomber toutes
tensions de leur cœur et le chant mélodieux des mésanges les incita de nouveau
à la joie. Ensuite, ils rejoignirent le sommet de leur falaise tant désirée.
Mais quelle ne fut pas leur surprise, lorsqu’ils constatèrent que leur nid douillet
avait disparu ! Durant leur absence, le grand Aigle l’avait projeté dans
les airs. La cime rocheuse n’était plus qu’un triste désert. La paix après
laquelle ils avaient tant soupiré s’était transformée en silence pesant. Olivier
et Nymphéa se sentirent déconcertés, comme bannis et exilés de leur terre.
Lasse de son voyage sur l’inlandsis la
jeune femme demanda au grand Aigle :
- Devons-nous partir ailleurs ?
Assise près d'Olivier sur le roc
dépouillé, elle attendait avec impatience une réponse pour ranimer ses forces
et ses espérances. Alors, dans un murmure presque inaudible, l'oiseau royal lui
expliqua pourquoi leur cocon avait disparu :
- J'ai voulu vous déposer dans un désert
où rien ne pouvait détourner votre attention, car j'ai pour vous un projet
ambitieux lié à une grande mission. Cette période désolée doit vous faire
comprendre le choix du Roi Howd, elle doit vous former et vous qualifier pour ses
voies[3].
- Le temps passé sur l'inlandsis n'a pas
suffi ? laissa échapper Nymphéa, surprise.
- Loin de là ! La leçon sera
proportionnelle à votre mission… Vous avez encore beaucoup à apprendre ! ajouta le rapace, avant de partir encore
une fois.
Comment pouvaient-ils comprendre le
choix du Roi ? Savoir que leur apprentissage ne cesserait jamais, du moins le
temps de leur pèlerinage terrestre, aurait été trop lourd à porter… Ils
n'auraient pu supporter la révélation de tout le chemin qu'ils avaient encore à
parcourir, car déjà, en haut de leur falaise, les épreuves se bousculaient : trouver
de la nourriture et de l’eau, se sentir en sécurité, combattre les bêtes sauvages,
tout devenait extrêmement difficile. Pendant qu’Olivier se démenait dans toutes
ces tâches, Nymphéa supplia le grand Aigle de revenir vers eux. Alors, bien que
son absence ait un but, l'oiseau conciliant daigna répondre à ses instances :
- Nymphéa, si je te donne la coupe de
fruits que tu attends, tu mangeras les fruits puis ta joie disparaîtra. Ne
demande pas le fruit mais l’arbre qui te comblera. Comprenez mon plan parfait,
vous ne devez pas me chercher pour mes bienfaits, mais pour qui je suis.
Recherchez-moi dans le silence de cette longue nuit !
Puis s’adressant à Olivier, il ajouta :
- Vous traversez une période de désert
et de frimas parce que je veux que vous partiez de cette falaise. Faites moi confiance,
même si vous ne comprenez pas pourquoi, même si cela vous semble une folie,
partez et je ferai de vous une source de vie.
- Une source de vie ? Qu'est-ce que tu
entends par là ? demanda Olivier, intrigué.
- Je comblerai vos cœurs et vous
donnerai Ma Vie dans une telle abondance que vous pourrez abreuver tous ceux
qui auront soif de connaitre le Roi Howd et de vivre dans le royaume du Trine…
- Je perçois à peine ce que tu veux
dire, et je ne sais ce que je dois faire ! s'irrita Olivier.
- Avance dans ma volonté et je te ferai
faire des exploits. Ne regarde pas en arrière, je t'ai donné et je te donnerai
encore. Je te demande de sauter du haut de cette falaise, lui répondit
patiemment le grand Aigle. Sois fort et quitte cet endroit désert, sinon vous
mourrez tous les trois.
- Sauter de cette falaise et voler ?
Comment est-ce possible ? s'alarma Olivier.
- Pourquoi ne pas avoir confiance en
moi ? Regarde à moi et tu le pourras. Je veux que vous soyez mes hérauts
et vous ne pouvez le faire d’en haut. Vous devez sauter et voler puis marcher
partout où je vous conduirai, l'encouragea le grand Aigle. Ne crains pas
Olivier, je suis là, n’hésite pas ! Ce vol n’est qu’un acte de confiance envers
moi.
-
Alors, ils se sont envolés de leur falaise et le grand Aigle les a portés sur
ses ailes ? s'impatienta Maelys, persuadée que son grand-père avait fait le bon
choix.
- Et bien, non, lui répondit grand-mère,
du moins pas à cet instant. Malgré les conseils et les encouragements du grand
Aigle, Olivier préféra se débattre seul sur la cime déserte plutôt que de se
jeter dans le vide, selon les ordres du grand Aigle. Il n’avait jamais volé,
serait-ce à perte ? Allait-il s’écraser en bas avec Zoé et
Nymphéa ? L’incertitude le paralysait…
- Alors
que s'est-il passé ? demanda Joy perplexe.
- Alors,
Nymphéa supplia encore le grand Aigle de
parler à son mari et de l’exhorter à faire sa volonté. Et l'Aigle vint à
nouveau, tandis qu'Olivier peinait à son ouvrage, la gorge sèche et le cœur
rempli de rage, répondit grand-mère avant de poursuivre son récit.
Le grand Aigle, plein de patience et de
compassion, s'approcha d'Olivier et lui dit :
- Si tu veux être une source de
bienfaits, laisse le Roi Howd régner en toi et faire sa volonté. Tout doit être
fait selon ses pensées.
- Je suis d'accord avec cela, admit
Olivier.
- Alors, ne refuse pas de lui donner ta
vie !
- Je lui ai donné ma vie ! se défendit
le jeune homme vexé.
- Jusqu'à quel point ?
- Tu veux dire au point de sauter de
cette falaise ?
- Accepte les conditions et les plans du
Roi et remets-toi entièrement entre ses mains.
- Tu vas me porter sur tes ailes ? Tu
vas me rattraper au vol avec ton bec ? Et qui va s'occuper de Nymphéa et de
notre fille ? Zoé n'est qu'un bébé…
- Je n’ai pas besoin de tes conseils…
s'irrita l'oiseau.
- Mais, que dois-je faire ? s'écria
Olivier désemparé.
- Ne sois qu’un instrument entre les
mains puissantes du Roi Howd. Si tu veux ses bienfaits, tu dois accepter ses
conditions !
Olivier avait les yeux
écarquillés :
- Et c'est lui qui va me venir en aide
une fois que j'aurai sauté ?
Le grand Aigle soupira face aux doutes
et aux questions du jeune homme effrayé :
- Quand ta vie sera en ordre et que ta
volonté sera prête à s’effacer complètement pour se soumettre à celle du Roi,
alors des fleuves d’eaux vives couleront avec force de toi. Tu seras un canal
pour déverser ses promesses avec joie. A travers ta bouche un fleuve de vie
jaillira, le Roi Howd agira par tes mains et il vivra puissamment à travers toi[4].
- Je ne me sens pas prêt… murmura
Olivier contrarié, en se recroquevillant sur son rocher.
- Pourquoi demander un sentier, si tu
n’es pas décidé à l’emprunter ? lui demanda alors l'oiseau royal, avant de
s'envoler vers les nuées.
- Oh non ! soupira Joy désappointée.
- Ils ne vont tout de même pas rester
bloqués sur cette falaise indéfiniment ! renchérit Maelys. Qu'est-ce qui a
enfin décidé grand-père à se lancer vers sa destinée toute tracée par le Roi
Howd ?
- Voulez-vous connaitre la suite
maintenant ? leur demanda alors grand-mère, consciente qu'elle ne pouvait
interrompre sa lecture maintenant.
Les fillettes hochèrent vivement la tête
en regardant le manuscrit avec insistance ; alors avec un léger sourire,
l'aïeule tourna la page...
Sophie LAVIE
Publié il y a 14 hours ago par Eglise au Coeur de la Ville
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