Chapitre 5
Plus d'aire et nouveaux repères.
Un
an après leur retour de l’inlandsis, Olivier et Nymphéa n’avaient toujours pas
quitté leur falaise, alors le grand Aigle les déposa de nouveau sur
l'inlandsis. Cette fois, Nymphéa était à son aise. Le soir de leur arrivée,
elle eut du mal à s’endormir tant la présence du grand Aigle se faisait
ressentir au-dessus de sa tête. Elle devinait son regard perçant scruter la
terre gelée et veiller. Très vite, elle fraternisa avec différentes jeunes
femmes métissées. Elle apprit aussi à supporter les absences longues et
fréquentes d’Olivier. Elle fit preuve de patience et d’abnégation, assumant
avec facilité les tâches quotidiennes dans cet environnement menaçant. Chaque
matin, elle se réunissait avec les autres femmes du camp pour s'encourager
mutuellement dans la présence du grand Aigle. Alors, avec sérénité, elle
affrontait chaque journée, défiant chaque situation courageusement et épaulant
son compagnon.
Cette année-là, Nymphéa ne souffrit ni des
intempéries ni de la saleté. Elle se sentait à l’aise sous sa tente dépourvue
de toutes commodités, sous les tourbillons de vents, la pluie pénétrante, la
neige ou les giboulées cinglantes. Elle avait l’impression d’avoir fait un
voyage à travers le temps, à la lueur des bougies ou du soleil scintillant, au
rythme des bouilloires, comme dans un tableau d’Auguste Renoir. Chaussée de
sabots, elle pataugeait dans la boue pestilentielle, comme si elle marchait sur
le sable à marée basse, et Zoé, qui avait presque deux ans, s’accrochait à ses
longues jupes, explorant à son tour l’inlandsis. Cette année là, la petite
fille n'était pas dupe et elle apprécia la banquise. Et puis, Nymphéa sécha
rapidement toutes larmes de ses yeux, car elle savait reconnaître dans chaque
moment douloureux la main souveraine qui émondait sa vie ; elle se sentait
libre et porteuse de fruits[1].
Cette année là, Olivier aussi participa
plus activement à la vie de l'inlandsis et de ses habitants. Réveillés au son
de la cloche, les apprentis chevaliers étudiaient avec leurs maîtres d'armes
puis construisaient une grande chapelle, maniant, ainsi, aussi bien l'épée que
la truelle. Olivier aida un autochtone à réparer son cheval mécanique, il
apprit aussi des légendes étranges, comme celle du chien habité par l'âme de
son maître trépassé ou celle du moineau devenu un ptérodactyle gigantesque.
Intriguée par le nom de cet étrange
oiseau, Maelys supplia sa grand-mère de leur conter cette légende venue tout
droit de l'inlandsis. Rassemblant ses souvenirs, l'aïeule s'exécuta :
-
On racontait, en effet, qu'une nuit un petit oiseau étrange et déplumé vint
frapper à la porte d'un habitant de l'inlandsis. L'animal était si frêle et tellement
frigorifié que l'homme en prit pitié et l'accueillit chez lui. La petite bête
s'installa tout près du poêle à bois et n'en bougea plus de l'hiver. Plein de
compassion, l'homme prit l'habitude de lui lancer de la nourriture chaque fois
qu'il était à table. Ainsi l'étrange oiseau prit du poids et devint peu à peu une
sorte de volatile gigantesque pourvu de dents et recouvert d'une peau flasque dénuée
de plumes. A côté du poêle se tenait finalement plus un petit oiseau
insignifiant, mais un reptile volant grand et fort qui finit par dévorer
l'homme tout cru !
-
Comme quoi, si on ne peut pas empêcher les oiseaux de voler au-dessus de nos
têtes, on doit les empêcher de faire leurs nids dans nos cheveux[2]! s'exclama Maelys, horrifiée.
- Exactement, jeune fille ! souligna
grand-mère avant de reprendre sa lecture :
Exploitant cette légende, Olivier prit
garde de ne pas s'ouvrir à de mauvaises pensées et encore moins de les nourrir.
Chassant le découragement, la colère et la rancune, il commençait à s'habituer
à ce peuple et à l'apprécier. En se mêlant à eux, il connut des moments
inoubliables et précieux où se manifestaient à travers lui les dons de la
colombe Ruwach. Grâce à elle, il pouvait donner des paroles de sagesse et de
connaissance aux chevaliers dans l'errance, et pourvoir aux besoins des indigents
dans la désespérance. Olivier et Nymphéa n'étaient plus choqués par les
comportements pittoresques des habitants de l'inlandsis, mais ils riaient avec
tendresse de cette multitude composée de différentes tribus marginales et fières
dont les origines remontaient aux confins de la terre. Il leur suffisait
désormais de les observer pour se distraire, ils avaient assez d'amour et de
recul pour le faire. L'amour bannit la crainte et leur permit de vivre au
milieu de l'agitation, des mouvements de foule et des cris de ce peuple
débordant d'émotions mais portant en lui une richesse au-delà de tout soupçon.
C'est dans tout ce brouhaha que Zoé fit ses premiers pas, entourée de lourds
édredons de plumes et de feux de camp, au rythme des guitares, des violons et
des chants qui s'élevaient comme des étincelles de feu de camp crépitant dans
les ténèbres de cette terre gelée.
À l’issue de ce séjour, le grand Aigle
vint les chercher et les déposa à nouveau sur leur falaise. Il s’adressa alors
à Olivier en ces termes :
- Il me fallait éprouver la fermeté de
votre résistance. Maintenant, chevalier de la justice, prends le chemin de la
foi, car tu es mon serviteur, un combattant du grand Roi !
Résolu, Olivier lui répondit :
- J’accepte tes conditions, car j’ai
imploré ta faveur. Quoi que je me sente encore faible et tremblant, je crois
que tu agis en moi, alors je ne craindrai rien et dès aujourd’hui, je me livre
entièrement à toi !
Sur ces mots, Olivier rassembla les
siens et ils sautèrent de la falaise déserte, main dans la main. Le grand Aigle
accompagna leur vol d’en haut, leur apprenant à s’élever dans les courants
d’air chauds. Ce fut un moment unique et essentiel à leur futur, un moment
sacré, lourd de sens et de promesses sûres.
Maelys et Joy applaudirent cet exploit,
conscientes qu'elles profitaient encore de la bénédiction qui en découlait.
Mais grand-mère poursuivit son récit, en toute humilité :
Très vite, ils se posèrent au pied de la
falaise dans une prairie d’herbes sèches et de glaise. Au loin, se trouvait un
champ de blé où travaillaient des ouvriers. Ils marchèrent, droit vers eux,
parmi les gerbes liées. En chemin, ils rencontrèrent des serviteurs las et
découragés qui quittaient leur champ d’activité, quelque peu désorientés. Ils
les exhortèrent puis continuèrent leur route, fermant encore et à jamais
derrière eux, la porte de leur vie passée. Mais au-delà de ces plaines, ils ne
savaient plus où aller. Ils restèrent donc un moment dans un champ de chaume où
ils apprirent à vivre en communauté. Ici, ils n’avaient plus autant de temps
calmes, ni d’intimité et durent apprendre à partager leurs biens, leur temps,
leur vie, à supporter les autres et à les aider aussi.
Les mois passèrent et le blé vint à
manquer. La famine sévit dans le pays et les habitants devinrent irascibles.
C’était l’hiver et l'ambiance était aussi glaciale que le climat. La jeune
femme accomplissait ses tâches quotidiennes comme un automate chaussé de
semelles de plomb et les heures s'égrenaient mollement, appesanties comme des
montres daliesques[3].
- Pourquoi nous as-tu poussés hors du
nid pour nous laisser dépérir dans un champ d'ennui et de mélancolie ? Pourquoi
as tu disparu en nous laissant comme des orphelins sur cette terre dévastée ? soupira
la jeune femme.
Comme
un goéland, Nymphéa aurait aimé prendre son élan et s'envoler vers la lumière,
au-dessus du bas plafond de nuages anthracite, mais ses ailes, qui l'avaient
portée loin de leur falaise, avaient disparu. Plongée
dans ses pensées, elle murmura :
- Je
sais que le temps passé dans l'aire est définitivement révolu mais la vie sur
les hauteurs me manque cruellement. Je savais depuis le début qu'il me faudrait
un jour séjourner dans les vallées et côtoyer leurs habitants, mais la réalité
dépasse largement tout ce que j'avais imaginé.
Avec
candeur, elle avait pensé que son pèlerinage serait agréable et facile ; elle
avait cru que le grand Aigle la porterait ou qu'elle marcherait à l'ombre de
ses ailes. Mais elle se sentait encore une fois seule et désemparée, alors qu'il
leur fallait résister à tous les naufrages et qu'autour d'eux grondaient
tempêtes et orages…
- Où
devons-nous aller ? Comment se dérober aux ténèbres et fuir ce vallon famélique
alors que tu as disparu derrière cette épaisse voûte de brume opaque ? se plaignait-elle en levant la tête
vers le ciel gris et silencieux.
À la
croisée des sentiers, sous le ciel fermé, l'équilibre paraissait tellement
fragile et menacé que Nymphéa scrutait intensément les nuées, à l'affût de la
moindre trouée. Soixante-dix jours sinistres
s'écoulèrent tel un supplice. Leur sort
ressemblait à celui d'un condamné attaché, à qui l'on inflige la torture
de la goutte d'eau tombant sur le front à intervalle régulier, et qui a pour
unique but de le rendre fou. Excédée, Nymphéa tournait comme un lion en cage,
alors qu'Olivier perdait de plus en plus espoir. Mais l'Aigle était fidèle et
il ne permit pas qu’ils soient terrassés par des épreuves dépassant leurs
forces. Imperceptiblement, il leur donna la puissance de résister à ces
tourments tout en leur préparant une issue favorable[4].
En effet, un matin très tôt, il
intervint pendant que des plumes d'eau
cristallisées tombaient du ciel immaculé, formant un léger duvet. Telle une
houppelande, la neige recouvrait la terre en apportant une quiétude inexpliquée
dans le cœur de Nymphéa. Toute notion de pesanteur semblait soudain avoir
disparu, en même temps que les flocons flottaient dans le ciel opalescent. Doucement,
dans un léger bruissement d'ailes, le grand Aigle se coucha alors sur leur toit
enneigé, comme s'il avait voulu maternellement les couver et les réchauffer. Il
était si proche que la jeune femme entendit les battements réguliers et rassurants
de son cœur… Puis dans un murmure mélodieux, il leur apporta, sans aucun
jugement, les conseils qu'ils attendaient depuis longtemps :
- L'une des raisons pour lesquelles vous n'avez pas
apprécié chaque journée passée, c'est que vous avez regretté les tendres
commencements de votre arrivée sur cette île. Puis, vous avez tant espéré après
un avenir meilleur, que vous vous êtes sans cesse sentis frustrés et
insatisfaits dans cette vallée. Vous avez cru que je vous avais abandonnés, alors
que je ne vous ai jamais lâchés. Si vous aviez su profiter du présent que je
voulais vous offrir, vous auriez reçu la grâce et la capacité de vivre chaque
journée dans ma présence. Quelle folie de croire que j'étais resté dans votre
passé ou que je vous attendais quelque part dans l'avenir. Ne vous avais-je pas
promis d'être avec vous à chaque instant ?
À leur
grande honte, ils avaient pour un temps perdu le fil de la vie et en avaient
subi toutes les fâcheuses conséquences. Mais le grand Aigle n'avait jamais
renoncé à les aider avec amour et fidélité. Il poursuivit son exhortation :
- Vous avez commencé à m’obéir, mais
vous n’êtes pas allés jusqu’au bout. Ne restez pas là, il vous faut partir,
sinon je ne pourrai démontrer ma grandeur et ma puissance à travers vous. Allez
jusqu’au bout de votre engagement. Partez loin de cette région et de ses
habitants. Désormais, vous ne me verrez plus sous l'apparence d'un aigle royal,
mais sous celle d'un simple berger qui marchera devant vous et vous apprendra
peu à peu à faire paître son troupeau.
Soulagée,
Nymphéa comprit qu'une page venait d'être tournée et qu'hier appartenait
désormais à leur histoire ; demain était encore un mystère, mais aujourd'hui
était un cadeau, un vrai présent du Roi Howd. Car non seulement l'Aigle était
venu tout près d'eux pour les conseiller et les encourager, mais avant de disparaitre
il s'attarda encore un peu auprès de Nymphéa, dont le ventre s'était tout à coup arrondi. Alors que le miracle de la vie l'avait à nouveau traversée et
transformée, elle retrouva ses ailes et vola en compagnie du grand Aigle,
l'effleurant dans la paix du soir, et demeurant à son contact, vie contre vie,
comme lovée dans le berceau du monde.
Les jours suivants, elle rechercha
davantage le calme et s'attarda sur la beauté des paysages environnants. Elle
devint aussi plus vulnérable, sensible et ouverte, pour ne rien manquer des
œuvres invisibles et célestes qui se cachaient à l'abri des regards. Elle semblait absente de
la vallée avant même de l'avoir quittée ; elle vivait désormais à un autre
rythme, comme si elle suivait une musique imperceptible et céleste. Elle avait de
nouveau rejoint l'essentiel, perçu la sagesse du grand Aigle et le secret
des terres fécondes. Elle écoutait le silence, parlait moins
qu'avant, pour mieux entendre les harmonies vivantes de la création
qui la traversaient et pour mieux goûter la résonance de la vie de résurrection
qui l'envahissait. Elle fuyait l'agitation, le chaos, le bruit, la dissonance et
tout ce qui caractérisait si bien la vie des plaines. Elle avait appris à se
séparer de cette région tout en y vivant, en recherchant la paix et la vérité.
Elle se délectait à écouter chanter la source de la Vie, à se fondre aux
couleurs de son harmonie et à s'abandonner avec délice à son immensité.
Pendant ce temps, Olivier, obéissant aux
injonctions du grand Aigle, avait rassemblé ses affaires et se tenait prêt à
reprendre la route. Alors que la jeune femme l'observait avec tendresse et
fierté, Ruwach murmura à son oreille :
- Le Roi Howd lui a promis que s’il
partait, il ferait de lui une source de bénédictions. Quand à toi, sache que tu
attends un garçon. Appelle-le Emmanuel[5]
pour sceller à jamais le fait que le Roi est avec vous.
À partir de ce moment, toute la petite
famille se joignit à un groupe de bergers qui se rendaient dans le sud du
royaume. Il leur fallut rapidement s’adapter à leur rythme trépidant et
profiter de chaque opportunité pour accomplir les tâches les plus ordinaires. Être
nomade, c’est se tenir prêt à partir à tout moment, aller de l’avant, s’adapter
et accepter toutes sortes de situations, marcher au rythme du troupeau, puis
dresser le camp pour les temps de repos. Ils durent aussi apprendre à vivre
ensemble dans la liberté et la transparence malgré leurs évidentes différences.
Ils devaient vivre au jour le jour, errer ça et là et faire des détours,
s’organiser face aux intempéries, accepter l’exclusion d'autres peuplades
rencontrées au fil de leurs voyages, s'accommoder du manque de confort et faire
preuve en toutes choses d’une grande adaptation. Désormais, il n'y avait plus
aucune place pour la procrastination, c'est-à-dire remettre à demain ce qu'on
peut faire le jour même. Si dans leur vie passée, ce défaut n'entraînait pas de
graves conséquences, dans la vie nomade, Nymphéa apprit vite qu'il fallait
profiter de chaque opportunité au moment où elle se présentait et avant qu'elle
n'ait disparu. Après quelques jours d’efforts et de tensions, Olivier et
Nymphéa s’ajustèrent avec détermination à leur nouvelle vie.
Malgré sa grossesse, la jeune femme
voulait être irréprochable et fit donc des prouesses afin qu’Olivier ne perde
aucune crédibilité et soit respecté par les peuples, vers lesquels il était envoyé.
Pour les aider, Ruwach remit à chacun d'eux une montre spéciale :
- Cette montre va vous apprendre à
racheter le temps ! Elle n'indique pas l'heure mais le "Kairos[6]",
c'est-à-dire le temps favorable et les opportunités qui se présenteront à vous.
- Ouah ! Génial grand-mère ! Est-ce que
tu as encore cette montre ? demanda Maelys qui aurait bien aimé voir ce curieux
objet de plus près.
- Bien sûr, fit-elle en fouillant dans
la poche de son tablier. Je la garde toujours sur moi depuis que Ruwach me l'a
donnée.
Triomphante, elle leur présenta une
montre gousset en or, réglée à la perfection et portant à son dos l'effigie de
la merveilleuse colombe.
- Comment fonctionne-t-elle ? demanda
Joy en la faisant tourner entre ses doigts effilés.
- La suite de cette histoire va vous
l'expliquer, répondit grand-mère, en posant le précieux objet sur la table qui
leur faisait face.
[1] Selon Jean 15.2.
[2] D'après un proverbe chinois.
[3] Allusion à un tableau de Salvador
Dali, 1931, La persistance de la
mémoire.
[4] Selon 1 Corinthiens 10.13.
[5] Prénom d'origine hébraïque,
signifiant "Dieu avec nous".
[6] Terme grec signifiant "temps
favorable" - Selon Colossiens 4.5.
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