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mardi 27 décembre 2016

Les desseins originels


Le royaume du Trine 1
 Au fil de la vie 
 
Chapitre 3

Des desseins originels
Fondements d'une vie nouvelle


              Plusieurs jours s'écoulèrent avant que grand-mère ne puisse conter la suite de ses aventures à ses petits filles. Et elle  commença, ce jour-là, par quelques rimes poétiques :
       - Ô temps, suspends ton vol ! Et vous, heures propices, suspendez votre cours ! Laissez-nous savourer les rapides délices des plus beaux de nos jours ! [1]  
      
       Pétillante d'allégresse et d'enthousiasme, Nymphéa, qui venait de comprendre qu'elle aurait un bébé pour le printemps, virevoltait, parsemant leur nid de plumes fines et de duvets d’une douceur divine, inondés de fragrance pure et délicate. Telle une nymphe des bois, pleine de fraîcheur printanière, elle couva dans l'aire en toute sérénité, se tenant prête à enfanter. Les longs mois d'attente furent paisibles et légers, balayés de zéphyr suave et éthéré. Nymphéa profita de chaque instant pour s'épanouir telle une pêche juteuse et exquise se gorgeant peu à peu de soleil. Elle se laissait instruire par le grand Aigle qui lui insuffla ses desseins originels en lui contant l'histoire de ses premiers ancêtres, celle d'Isch et Ischa[2] placés dans le jardin des délices. Il lui dépeignit leur lit-prairie verdoyant, parsemé de fleurs fraîches aux couleurs éclatantes qui exhalaient un doux parfum enveloppant, les solives de leur demeure de cèdres et de cyprès, les arbres fruitiers qui en formaient les parois et le ciel dans sa pureté originelle qui composait son haut plafond. Tous les oiseaux, sortis de la main du créateur volaient dans les cieux et se posaient aux alentours, perçant le silence de leurs chants mélodieux. Le loup et l’agneau dormaient ensemble à l’ombre des oliviers brillants de lumière, alors que la panthère et le chevreau s’abreuvaient aux eaux pures et abondantes du fleuve aux reflets d’or et de pierres précieuses. Isch évoluait parmi ces animaux superbes et paisibles, profitant de tout son être de ce que son maître lui avait donné ; tout était si neuf, si parfait ! L’herbe si douce, les fruits si succulents, l’eau si rafraîchissante ! La présence du créateur était quotidienne, permanente, glorieuse et apaisante. Pourtant, il semblait qu’Isch attendait quelque chose d’autre … Ou était-ce quelqu’un ?

       Et un jour, alors qu’il s’éveilla d’un profond sommeil, il comprit que ce qu’il recherchait au plus profond de son être était là. A ses yeux, elle était la plus belle des créatures, elle était son complément, son vis-à-vis, celle qui était os de ses os et chair de sa chair. Dès le premier regard, son cœur d’homme l’aima. Alors ce couple originel évolua dans le jardin des délices, un verger d’une beauté, d’une fraîcheur et d’une richesse inégalées. Celui-ci était  planté d’arbres aux fruits succulents et il y poussait aussi des plantes aux arômes délicieux tels le henné et le nard, le safran, le laurier et la cannelle, ainsi que tous les arbres à encens, la myrrhe et l’aloès avec des parfums des plus délicats. Isch et Ischa n’avaient qu’à tendre la main pour se nourrir des plantes et des fruits les plus savoureux. Parcourant le jardin, un fleuve d’eau pure et cristalline leur apportait ses bienfaits rafraichissants et désaltérants. C'était un couple pur et parfait, baignant dans la paix et la félicité. Ils dominaient sur les animaux et jouissaient d’un amour incomparable, les unissant à la fois tous les deux ainsi qu’à leur créateur. Celui-ci avait fixé les règles de leur nature profonde, leurs possibilités et leurs limites, et cela fonctionnait parfaitement dans le meilleur des mondes. Pourtant, le serpent ancien parvint à semer le trouble dans le cœur d'Ischa et à introduire le chaos sur leur terre autrefois si parfaite ! Il parvint à couper le lien qui les unissait à leur créateur et à transformer leur jardin en enfer !
       - Combien  je suis reconnaissante d'avoir retrouvé un semblant de paradis perdu dans cette aire surplombant l'abîme infâme et corrompu ! souffla Nymphéa dans un soupir de soulagement.
       - Le vieux monde est un triste vestige de cette tragédie survenue à l'aube des temps, ajouta l'Aigle.

       Depuis qu'elle avait posé le pied dans le royaume du Trine, la jeune femme avait goûté à cette vie de plénitude absolue, à la fois éternelle et essentielle, que ses ancêtres avaient autrefois connue puis perdue. Elle pensait avec tristesse aux habitants de l'ancien monde presque tous insatisfaits de leur vie et aspirant à autre chose sans savoir quoi.
       - La vie de ce monde semble tellement insipide, absurde et vide de sens, murmura-t-elle.
       - La raison, c'est que ses habitants ne connaissent pas la vraie vie. Ils connaissent un état de vie ayant un commencement et une fin, leur permettant de jouir de quelques énergies, mais ils ressentent un vide, parce qu'une partie d'eux-mêmes est en léthargie ou morte, ajouta l'oiseau royal.
       - J'en ai connu qui refusaient d'y penser et se jetaient à bras le corps dans toutes sortes d'activités pour combler ce vide, d'autres qui essayaient de le remplir en cherchant l'amour idéal ; et d'autres encore qui tentaient d'assouvir leur soif insatiable par toutes sortes de rites religieux ou philosophiques... continua Nymphéa de plus en plus pensive.
       L'oiseau poursuivit ses explications :
       - Mais plus ils courent après toutes ces choses et plus la vie leur échappe telle une hémorragie fatale leur laissant un goût amer de déception et de frustration. Cette grande désillusion conduit de nombreuses personnes à renier un créateur qu'ils ne connaissent pas, mais qu'ils accusent de tous leurs maux !
       - Pourtant cette vie est là, à leur portée, comme un trésor caché sous leurs pas, comme un ruisseau d'eau vive coulant sous le sable du désert prêt à désaltérer leur être asséché et à les combler… s'emballa Nymphéa qui avait reçu cette vie de plénitude, en même temps qu'Olivier, le jour où ils avaient été arrachés des eaux infâmes pour être déposés sur cette île merveilleuse.

       Elle l'avait reçue aussi de l'Aigle royal qui les avait nourris, abreuvés et soignés pendant des mois sur le sommet de leur falaise. Car elle avait cherché la source de La Vie et le Roi lui avait répondu. Quand elle avait tourné ses regards vers le ciel, il l'avait irradiée de joie et de gloire. Il avait entendu son cri et l'avait sauvée de toutes ses détresses. Puis, il leur avait envoyé l'Aigle royal afin qu'il les délivre du danger et les couvre sous ses ailes[3]. Son cœur se gonfla de gratitude et d'amour envers cet oiseau précieux et majestueux :
       - Quelle joie d'avoir trouvé refuge à l'ombre de tes ailes ! Quel bonheur de pouvoir vivre sur cette île extraordinaire !

       Pleine de reconnaissance, Nymphéa voulut rendre hommage à son Roi en donnant à son enfant un nom riche de sens ; c'est ainsi que naquit Zoé[4], un soir de mai. Nymphéa berça dans l’aire ouatée une petite fille en pleine santé. Cette nuit là, elle ne put fermer l'œil, tant elle était émerveillée. C'est Lui qui avait tissé dans le creux de ses entrailles, cette petite merveille, c'est Lui qui avait décidé de sa venue au monde en cet instant, précisément. C'est Lui qui avait accompli le miracle de la vie, l'incroyable transformation de cellules infimes en une petite fille, la fusion d'un nymphéa rose et d'un olivier, un mélange de douceur et de force, l'union de leur amour, le prolongement de leur histoire… Et son corps arrondi avait abrité ce prodige ! Zoé, posée sur son ventre, peau contre peau, rassembla ses forces et appuyée sur ses petits bras fripés, releva la tête un court instant.  Juste le temps de planter son regard saphir dans celui de sa mère afin de lui offrir sa gratitude et de faire connaissance. Ne dit-on pas que les yeux sont le miroir de l'âme ? Zoé semblait vouloir communiquer sa reconnaissance et ne pas perdre le contact fusionnel qu'elle avait connu avec celle qui l'avait abritée au plus profond de son corps durant tant de mois !

       - Quelle fabuleuse histoire ! s'exclama Joy en comprenant que ce bébé, dont le conte parlait, n'était autre que sa propre mère.
       Maelys, pressée d'entendre la suite de cette étonnante épopée, fit les gros yeux à sa sœur, lui indiquant ainsi de se taire. Alors, dans une moue de mécontentement à son égard, l'aïeule poursuivit son récit par une leçon de vie, de fusion et d'abandon, dont le grand Aigle s'était servi il y a bien longtemps :

       L'oiseau royal survola leur aire et s’adressa à Olivier, comme un père à son fils :
       - Je te connaissais avant même de t’avoir formé, je t’avais mis à part avant même que tu sois né. Je t’avais destiné à être mon héraut[5].
       - Mais, l'interrompit Olivier, j'ai à peine vingt-trois ans et….
       - Ne dis pas que tu es trop jeune, le coupa l'oiseau. Tu devras bientôt prendre ton envol et aller au devant de tous ceux vers lesquels je t’enverrai afin de leur révéler ce que je t’ordonnerai.
       - Tu veux dire que je devrai quitter cette aire ? s'affola le jeune homme, en jetant des coups d'œil furtifs sur le nid qu'il devrait laisser derrière lui.
       Le grand Aigle le rassura et continua calmement à lui révéler ses desseins :
       - Ne crains pas, je suis avec toi. C’est toi qui prononceras mes paroles en te laissant guider par ma voix.
       - Moi ? Pourquoi moi ?
       - N'en rêvais-tu pas secrètement ? N'enviais-tu pas mes serviteurs lorsque du haut de ta falaise, tu les observais jeter leurs filets dans la mer ?
       - Oui mais je ne suis pas encore prêt ! objecta Olivier en regrettant ses ambitions secrètes.
       - Je connais tes pensées, je sonde ton cœur et je sais que tu es prêt…si tu attends d'être parfait pour te lancer, tu n'agiras jamais… j'ai décidé que le temps était venu de commencer…
       Face à ces arguments irréfutables, Olivier se résigna à écouter la suite sans broncher :
       - Tu vois, continua l'oiseau majestueux, aujourd’hui je te charge d'une mission qui concerne différents peuples des nations : tu auras à déraciner et à détruire, mais aussi à replanter et reconstruire. Prends garde à chacun de mes mots car je ne parle jamais en vain, jeune héraut ! Souviens-toi de ce que je te dis                  à cet instant, car ta mission se déroulera en plusieurs temps, et quoiqu’il advienne, n’oublie pas que tout vient de moi. C’est moi qui t’envoie et qui me servirai de toi pour accomplir ma volonté. Premièrement, tu devras déraciner et arracher et tu seras toi-même déraciné et arraché. Deuxièmement, tu renverseras, abattras et briseras et tu seras toi-même renversé, abattu et brisé. Troisièmement, tu amèneras un jugement divin qui amènera la mort et détruira et tu mourras à toi-même pour renaître en moi. Quatrièmement, tu renverseras et  précipiteras et tu seras toi-même renversé et précipité, mais je te relèverai. Cinquièmement, tu rebâtiras, tu établiras ton troupeau comme un père établit sa famille. Tu assureras ta suite et tu seras toi-même rétabli et édifié à maturité. Et finalement, tu planteras, établiras et fixeras pour dresser et étendre mon autorité et tu seras toi-même établi et implanté.

       Saisi de vertige, le jeune homme le regarda fixement, l'air affolé, comme si le sol venait de s'ébranler sous ses pieds et qu'il avait brusquement besoin de se raccrocher à une branche fidèle et solide. L'aigle l'enveloppa alors chaleureusement de son aile, et acheva ses intimes confidences en le rassurant à nouveau :
       - Ne crains rien, je serai avec toi. Ce qui est pour toi, aujourd’hui, un message mystérieux et inquiétant sera dans l’avenir un bien précieux, une parole d’encouragement, un ordre de mission qui s’accomplira au fil du temps.

       Olivier, complètement abasourdi, passa la nuit à réfléchir aux enjeux qui se dessinaient devant lui et c'est seulement à l'aube qu'il rejoignit Nymphéa pour lui partager toutes les mystérieuses révélations divulguées par le grand Aigle. La jeune femme accueillit la nouvelle comme si elle l'avait depuis longtemps pressentie ; et même si elle n'en saisissait pas toute la portée, elle scella la prophétie dans son cœur, tel un précieux trésor. Mais pas le temps de s'appesantir sur ces révélations ni d'essayer de les comprendre, car le grand Aigle vint à nouveau les retrouver dans leur aire et leur annonça :
       - Mes enfants, le temps des douceurs et du nid s’achève. Il vous faut désormais passer par l’épreuve afin de grandir et de vous fortifier. Vous ne pouvez demeurer toute votre vie sur ce sommet. Bientôt, il faudra vous envoler et marcher dans la vallée…

       Dans sa candeur, Nymphéa avait cru qu'elle échapperait à cet instant fatidique et qu'elle ne connaîtrait jamais l'adversité, mais c'était sans compter sur la réalité : ils ne pouvaient rester dans leur berceau duveteux et boire du nectar à perpétuité. Les ordres de mission qu'Olivier venait de recevoir étaient clairs et ne présageaient rien de facile pour l'avenir, il fallait s'y résoudre et prendre courage. Le mot "épreuve" ne cessait de résonner à leurs oreilles. Alors, passant presque tout leur temps en tête-à-tête avec l'oiseau royal, ils se préparèrent fébrilement aux changements. Celui-ci les remplit des forces et de la volonté nécessaires pour prendre un nouveau départ. Malgré l'appréhension de l'inconnu, le jeune couple débordait de bonnes intentions, de confiance en leur maître et d'enthousiasme. En réponse à l'appel du grand Aigle, Olivier avait prononcé : "Me voici, envoie-moi[6] ! " Il était désormais prêt à se jeter dans l'action, sans toutefois prendre pleinement conscience de tout ce qu'impliquerait sa mission qui devait commencer à l'école du Trine.

       - Fin de l'histoire pour aujourd'hui ! s'exclama alors brusquement grand-mère, en refermant son épais journal de bord.
       - S'il te plait, s'il te plait ! l'implora alors Maelys, curieuse de connaitre la suite.
       - La patience est une vertu que tu dois apprendre, jeune fille. Ton grand-père a attendu six longs mois pour vivre la suite de cette aventure, alors tu peux bien attendre demain pour découvrir le prochain chapitre !


[1] Lamartine, "Le lac", 1820.
[2] Termes hébreux signifiant "Homme et femme" et désignant Adam et Eve.
[3] Selon le Psaume 34.3-7.
[4] Terme grec désignant "la vie que Dieu nous donne", différente du bios et du psyche.
[5] Selon Jérémie 1.5-10.
[6] Selon Esaïe 6.8.

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